Une société insulaire et créole

 

LA FORMATION D’UN PEUPLE

Lorsque les îles de Sao Tomé et de Principe ont été abordées pour la première fois par les navigateurs portugais dans les années 1470-1480, elles étaient, semble-t-il, vides de présence humaine. Elles furent peuplées progressivement, à partir de 1485, par des colons venus de la péninsule ibérique (des Portugais, mais aussi des Juifs chassés d’Espagne) et des Noirs venus d’Afrique continentale, la plupart déportés en esclavage (mais il y eut aussi, dès les premières années, quelques Noirs libres). Après une période de prospérité éclatante au 16ème siècle, en raison principalement de la culture de la canne à sucre, les deux îles connurent une longue période de déclin agricole, mais restèrent un centre important de transit pour les bateaux négriers de toute nationalité, qui y faisaient escale avec leur cargaison humaine achetée sur le continent avant d’affronter la traversée de l’Atlantique en direction du continent américain (Brésil, Caraïbes). L’archipel, quelque peu délaissé aux 17è et 18è siècles par un Portugal affaibli, prit l’habitude de s’auto-administrer (l’île de Sao Tomé avait été érigée dès les débuts de son peuplement en commune de type municipal, avec un Conseil élu par la population libre) ; il se forma ainsi une société locale de type créole, comme aux Antilles et en Amérique latine, où les descendants du métissage entre les premiers colons européens et leurs esclaves noires, les descendants d’esclaves affranchis, et les esclaves eux-mêmes, partageaient une culture commune (mode de vie, habitudes alimentaires, langue, croyances) de plus en plus éloignée de celle de la métropole.

Ce n’est que dans la seconde moitié du 19è siècle que le Portugal retrouva les moyens d’imposer sur la population des deux îles l’autorité du gouvernement de Lisbonne. L’utilisation de la quinine (les deux îles furent systématiquement plantés en arbres à quinquina) permit de réduire les effets mortels du paludisme, ce qui favorisa l’arrivée de nouveaux colons portugais. Les élites créoles locales furent, par différents procédés, systématiquement dépouillées de leurs terres agricoles au profit de ces nouveaux colons, au point qu’un peu avant la Première Guerre Mondiale, alors que l’archipel était devenu le premier producteur de cacao du monde (en dépit de sa superficie modeste), près de 90% des terres appartenaient à des colons venus de métropole ou à des sociétés anonymes ayant leur siège à Lisbonne, et seulement 10% ou 11% aux fermiers autochtones.

Les autochtones refusèrent dans leur quasi-totalité de s’embaucher sur les terres dont ils avaient été dépouillés, et les grandes propriétés coloniales, les « roças », étaient travaillées par une main d’œuvre importée d’autres colonies portugaises d’Afrique (Angola, Mozambique, Iles du Cap-Vert), dans des conditions qui restèrent jusqu’à l’indépendance (en 1975) assez voisines de l’esclavage. Lors de la proclamation de l’indépendance (après la Révolution des oeillets au Portugal), les colons quittèrent l’archipel en masse ; la langue portugaise resta néanmoins la langue officielle du pays et, grâce aux progrès spectaculaires du taux de scolarisation, gagna du terrain sur les parlers créoles locaux.

Les Santoméens d’aujourd’hui sont le produit de cette Histoire originale, très différente de celle des pays d’Afrique continentale (et plutôt semblable à celle des Iles du Cap-Vert ou des Seychelles). Vous vous rendrez vite compte, au cours de votre séjour, que vous êtes en présence d’une culture métisse, ayant certes des liens évidents avec l’Afrique, mais, sur bien des points, comparable à celle des Antilles ou du Nordeste du Brésil. Et, peut-être en raison de l’insularité et de la faiblesse des relations avec le reste du monde après l’indépendance, notre peuple a préservé une originalité culturelle qui se manifeste aussi bien dans les divertissements populaires et les spectacles de rue, que dans sa gastronomie ou sa convivialité.

     

 

Portrait d'un Africain de la Renaissance au Portugal. Congolais, Capverdien, ou Santoméen ?

Les canons du fort São Sebastião protégeaient l'entrée du port

Les deux îles ont souvent souffert d'attaques de corsaires et pirates

Église Madre de Deus, fin du 16ème siècle

L'ancien hospice de la Miséricorde, devenu le tribunal

Le baron d'Água Izé, éminent personnage de l'élite créole du milieu du 19ème siècle

 

UNE SOCIÉTÉ ENCORE TOUTE IMPRÉGNÉE DE RURALITÉ

La population est encore toute entière imprégnée de ruralité, même si, depuis le recensement de 2001, il y a officiellement davantage d’habitants qui vivent en ville que dans les campagnes (2/3 d’urbains au recensement de 2012). C’est que les villes ont un tissu spatial très clairsemé, la plupart des maisons ont un jardin, non pas seulement d’agrément, mais cultivé (omniprésence du bananier, beaucoup d’arbres à pain, quelques légumes) ; de nombreuses familles vivant « en ville » ont également la jouissance d’un petit lopin de terre à la campagne (la plupart arriverait difficilement à survivre sans l’apport que cela représente pour la consommation alimentaire familiale). Et les traditions d’attachement à la communauté d’origine (on vit dans la capitale, mais on est de tel ou tel village ou de telle roça) restent très vivaces. Parallèlement, beaucoup de gens habitant en zone rurale exercent une activité complémentaire de l’agriculture et de l’élevage, et cette activité (salariée ou non) est souvent pratiquée en ville. Cette pluri-activité commence à toucher même les familles de pêcheurs Angolares.

Vue de drone, les maisons du centre de la capitale paraissent immergées dans une verdure toute campagnarde

Photo tirée du journal en ligne Tela Non

 

UNE SOCIÉTÉ MARQUÉE PAR LES INÉGALITÉS

Les inégalités de revenu sont fortes, comme dans beaucoup de pays en développement. Les agriculteurs, pour beaucoup, vivent dans une économie peu monétarisée, aux revenus comptables dérisoires, mais n’ont que peu à débourser pour leur alimentation et leur logement. Certains, notamment ceux ayant accès à un réseau d’irrigation en saison sèche (en net développement), ainsi que les pêcheurs disposant d’une barque à moteur, accèdent depuis peu à une modeste aisance. Les salaires des ouvriers et employés du secteur privé sont très bas, même en regard du coût de la vie, beaucoup moins élevé que dans les pays dits « développés » ou les pays francophones d’Afrique continentale. Les salaires des fonctionnaires sont eux aussi très modestes, mais peuvent être considérablement augmentés par des primes diverses pour certaines catégories plus qualifiées dans les secteurs de l’administration où cadres et techniciens sont encore rares (ingénieurs, infirmiers et infirmières et médecins hospitaliers ; juges, certains professeurs). Les professions libérales, peu imposées, jouissent de revenus souvent confortables, ainsi que les employés de certaines branches (banque, assurance, vente et entretien de véhicules). Il en est résulté un boom de la construction, et une consommation croissante de biens manufacturés d’importation (TV, voitures, petit équipement informatique, sans parler de la téléphonie mobile, qui, elle, semble avoir touché toutes les catégories de la population).   

Au coeur du pays Forro: la ville de Trindade

Architecture typiquement Forro: construction en bois et grande véranda

Enfants dans le square de Trindade

Sortie de la messe à Trindade

Village Angolar

Pirogues Angolares

ATTÉNUATION DES SENTIMENTS D’APPARTENANCE À DES COMMUNAUTÉS ETHNIQUES

La population de l’archipel comporte, héritage de son histoire, différentes communautés marquées par des différences linguistiques et culturelles (dans le mode d’habitat, la gastronomie, les formes de divertissement).

Les Forros sont majoritaires (sans doute un peu plus de 70% de la population). Ils se qualifient volontiers de « fils de la terre » ; leur dialecte (une créolisation du portugais) perd du terrain face au portugais « littéraire », mais reste encore largement compris, même par les jeunes générations qui utilisent presque exclusivement le portugais appris à l’école, et demeure la langue de la chanson populaire (laquelle joue un rôle très important dans la constitution de l’identité nationale).

Les « fils de la terre » de l’île de Principe, qu’on appelle familièrement les Moncos, parlaient autrefois un dialecte créole différent de celui des Forros de l’île de Sao Tomé, le Lunguiyé. C’est une langue en voie de disparition, maîtrisée par à peine 1% de la population du pays, car l’exode vers la capitale, la ville de Sao Tomé, a littéralement saigné Principe de ses habitants, et les Principiens résidant à Sao Tomé ont vite abandonné leur parler original. Leur mode de vie ne se différencie guère de celui des Forros.

Les Angolares (supposés former 10% ou 11% de la population, sur la base de vieilles enquêtes linguistiques) sont les descendants de ces esclaves insoumis qui s’étaient réfugiés dans le sud de l’île de Sao Tomé ; il n’y en a pas à Principe. Ils ont développé sur trois siècles d’isolement un parler créole distinct du Forro. Passés sous occupation portugaise seulement dans le dernier quart du 19è siècle, brutalement chassés de leurs terres et interdits de propriété foncière, ils ont été confinés par le colonisateur dans le statut de pêcheurs. Devenus au 20ème siècle des nomades de la mer, vivant au moins autant sur leurs pirogues que dans les cabanes précaires qu’ils construisaient sur les plages, ils constituaient une véritable caste endogamique. Après l’indépendance, leur scolarisation massive, la valorisation de leur passé d’insoumis par les intellectuels, une politique d’intégration et de sédentarisation habilement menée, les ont sortis de la marginalisation où la colonisation les avait confinés. Mais certaines différences culturelles persistent : le peu d’importance accordé à l’habitat, qui apparaît souvent délabré, ou à l’apparence vestimentaire (à l’opposé du Forro), l’inexistence de jardins autour des habitations, le poisson grillé à tous les repas, l’attirance pour la mer même pour ceux qui n’ont plus la pêche pour métier (les enfants plongent et nagent comme des poissons dès leur plus tendre enfance).

C’est la mer qui est vie

Au-delà, les terres du cacao

N’évoquent rien de bon à l’Angolar

“Les terres ont un maître”

Pour lui, la lutte des flots

La lutte avec le requin,

Les pirogues ballottées sur la mer

Et la rive immense de la plage                                                                                                         

(Poème d’Alda Espirito Santo)

.

Les Capverdiens (entre 12% et 15% de la population ?) sont arrivés à Sao Tomé et à Principe après chacune des deux guerres mondiales, fuyant les famines qui ravageaient leur archipel d’origine. Ils étaient employés comme travailleurs agricoles sur les roças des colonisateurs, avec interdiction d’en sortir, et ont donc conservé jusqu’à l’indépendance leur dialecte créole d’origine (des parlers créoles qui ne sont d’ailleurs pas identiques selon l’île de provenance). Beaucoup ont perdu rapidement tout lien avec leurs familles aux îles du Cap Vert et sont restés à Sao Tomé et à Principe après l’indépendance. Ils n’ont abandonné ni leur dialecte (parlé conjointement avec le Portugais chez les jeunes générations), ni leur particularisme culinaire (un régime alimentaire basé davantage sur le maïs et le haricot avec plus de viande de porc que de poisson, alors que le régime des autres communautés est davantage à base de produits de la pêche et de banane plantain), ni la fierté de leurs origines. Mais l’exode rural a largement vidé beaucoup de roças ; leur arrivée en ville, ainsi que la scolarisation des enfants, a constitué un puissant facteur d’intégration au reste de la population.

Les Tongas : c’est ainsi qu’ont été appelés localement les descendants des travailleurs forcés déportés, surtout d’Angola, sur une moindre échelle du Mozambique, pour servir sur les roças des colons, où les Forros se refusaient à travailler. Le terme Tonga, considéré encore comme plus ou moins péjoratif, a parfois été utilisé aussi pour désigner les Capverdiens (arrivés sur les roças après les Angolais et les Mozambicains, lorsque le travail forcé en déportation a cessé dans ces deux grandes colonies portugaises) ; mais les Capverdiens, soucieux de se distinguer des Angolais et Mozambicains (durant l’ère coloniale, les Capverdiens, comme les Santoméens forros, avaient le statut de citoyens portugais, alors que la plupart des Angolais et Mozambicains étaient des sujets portugais, sans droits civiques) récusent absolument cette appellation. Le nombre des déportés d’Angola entre 1875 et 1940 a été beaucoup plus élevé que celui des immigrés Capverdiens. Mais, tandis que ces derniers venaient souvent en famille et ont fait souche dans l’archipel, il y eut beaucoup moins de déportées du sexe féminin d’Afrique continentale. Les descendants d’Angolais à Sao Tomé et à Principe sont donc principalement le fruit d’un métissage avec une autre communauté. Comme les Portugais interdisaient les mariages intercommunautaires, les Tongas sont peu nombreux. Ils ne gardent guère de traces de leur spécificité originelle, si ce n’est parfois leur accent, reconnaissable par les autres Santoméens, et leur tradition culinaire (l’usage du manioc comme nourriture de base). Ils sont réputés encore majoritaires sur les terres de l’ancienne roça Monte Café.    

Cette diversité de communautés (faut-il les qualifier d’ethniques ?) composant la mosaïque de la population santoméenne, est une source de richesse culturelle, mais pas de conflits. En 45 ans d’indépendance, l’intégration de ces différences dans le sentiment d’appartenance nationale a été très poussée. Les préjugés d’antan n’osent plus s’exprimer ouvertement chez les gens âgés ayant vécu les situations d’apartheid mises en place par le colonialisme, et paraissent avoir disparu chez les générations nouvelles qui ont fréquenté ensemble les bancs de l’école. Il est frappant de constater (cela se perçoit même en l’absence de statistiques sur ce point) le nombre de mariages inter-communautaires chez les jeunes depuis quelques années.

La roça, cadre de vie hérité de la période coloniale ( Roça Abade)

Enfants de Roça São Nicolau (photo de 1997)

Laisser un commentaire

Traduction